Thomas Golsenne

 

CONVERSATION SUR LES CONVERSATIONS

 

 

Tilburg (Pays-Bas), avril 2013. Un père et sa fille visitent une exposition d’art contemporain dans un ancien hangar à trains. Parmi les œuvres, une pièce de Peter Buggenhout, un amoncellement gigantesque de poutres, cloisons, détritus de chantier sur une remorque de camion impressionne beaucoup le père. Enthousiaste, il parle d’expressionnisme, d’architecture déconstruite, de nomadisme, de fragilité de l’existence. L’adolescente écoute ce que dit son père mais ne semble pas intéressée outre mesure. Continuant leur parcours, ils arrivent dans un espace beaucoup plus silencieux et calme. Une vingtaine d’objets disparates sont posés au sol, à bonne distance les uns des autres. Certains sont immédiatement reconnaissables : un abribus, un chevreuil taxidermisé, une caisse remplie de débris de vaisselle blanche, des nappes et des couvertures étendues sur un support de bois, une vieille porte orange, des noix, un train électrique. D’autres paraissent avoir été manipulés par l’artiste : une armoire est traversée par un arbre mort ; une chaise a l’un de ses pieds en résine transparente ; un grand tronc d’arbre a été taillé grossièrement à la scie ; sur une table, des verres sont traversés par un fil d’or, sur une autre, des traces de bougie blanche sont répandues sur son plateau et à travers une troisième, deux bulles de verre semblent dessiner un sablier vide. Deux vitrines situées au milieu et sur un bord de l’espace sont remplies d’objets plus ou moins identifiables : un fétiche à clous du Congo, une assiette recollée, un verre gravé, des bouteilles percées, un boulier, une poupée russe trouée ainsi qu’un œuf d’autruche, des galets et des petites pépites d’argent, ou encore deux étranges rochers, l’un noir, l’autre blanc, à la forme identique. Enfin, deux objets ne rappellent rien au père dubitatif : un cercle de verre est posé à plat au sol au centre duquel deux oreilles en bronze sont posées ; et un caisson de bois octogonal, ouvert des deux côtés en forme de cercle, posé à la verticale contre une plaque de verre sombre, dans lequel des billes de verre coloré (dont certaines sont aussi répandues par terre) sont simplement posées.

 

Les yeux de la jeune fille pétillent. Elle passe un bon moment devant les vitrines, malgré les soupirs de son père qui ne comprend pas l’intérêt que prend sa fille à ces objets insignifiants. Voyant que l’adolescente est captivée au contraire, passant d’une table à une autre, examinant avec soin l’abribus, puis circulant du chevreuil au cercle de verre, du tronc d’arbre à la porte, et ainsi de suite dans tous les sens, le père continue tout seul sa visite, visiblement agacé. Une heure plus tard, comme il a vu tout le reste de l’exposition, le père revient voir sa fille qui étudie le train électrique et lui propose de boire un chocolat chaud au café. Intrigué par la passion étrange à ses yeux de sa fille pour cette installation dont il n’a même pas pris la peine de chercher l’auteur, il lui demande :

 

LE PERE : Je ne comprends pas. Tu es restée une heure devant un train électrique. Si tu veux, je peux t’en acheter un pour ton anniversaire. Mais ce n’est pas ce que j’appelle de l’art. Un artiste n’est pas un être comme les autres. Il produit des objets que personne ne serait capable de reproduire, parce qu’il possède un talent, un regard, une imagination, qui ne sont qu’à lui. Il doit impressionner le spectateur par sa maîtrise du matériau, la force de sa vision, la grandeur de son œuvre. Rembrandt m’impressionne, Picasso m’impressionne, Buggenhout m’impressionne. Mais récupérer un abribus, acheter un chevreuil empaillé sur internet, monter un train électrique ou casser de la vaisselle ne m’impressionne pas : je peux le faire. Ce n’est donc pas de l’art à mes yeux.

 

LA FILLE : Tu reconnais au moins la partialité de ton jugement. Tu peux admettre qu’il y a d’autres manières de concevoir l’art. Permets-moi de te dire aussi que tu es passé un peu vite à travers cette salle pour vraiment comprendre ce qui était en jeu. Il fallait prendre un peu son temps (rappelle-toi que le sujet de cette exposition était le temps, justement), examiner les objets un à un, et surtout, regarder le plan de leur disposition. Car contrairement à ce que tu dis, il y a beaucoup de travail dans cette installation. Mais il ne se manifeste pas par une évidence immédiate et spectaculaire. Il demande au spectateur un peu de réflexion.

 

LE PERE : Je dois être trop bête pour comprendre. Explique-moi alors, toi qui as si bien réfléchi.

 

LA FILLE : Tu aimes jouer aux fléchettes, moi je préfère les échecs. Pour toi la beauté du geste, c’est la trajectoire la plus directe entre la main et le point central de la cible. Pour moi, c’est l’organisation des pièces disposées stratégiquement sur le plateau, de façon à ce que chacune soit en relation avec l’autre et qu’aucune ne soit isolée. La stratégie du jeu d’échecs consiste à construire des réseaux. Il en va de même de l’installation que j’ai tant appréciée. A partir du moment que l’on perçoit les objets à l’intérieur d’un réseau, et non chacune isolément comme des sculptures classiques, on comprend que l’œuvre d’art, c’est le réseau lui-même. Il était plus facile de commencer à décrypter ce réseau à partir des vitrines, qui étaient comme des modèles réduits de l’installation globale. Tu as remarqué que ces vitrines jumelles se composaient chacune de trois étagères. Sur ces étagères étaient posés des objets de nature très différente, des objets industriels, des objets artisanaux, des objets naturels, des objets uniques vraisemblablement créés par l’artiste. D’habitude, dans les étagères, on met des objets qui se ressemblent : les assiettes avec les assiettes, les photographies avec les photographies, les livres avec les livres. Ici, il fallait trouver les affinités entre ces objets disparates. C’était comme un jeu proposé au spectateur. Or parfois c’était évident : dans la première vitrine, sur l’étagère centrale, deux tasses à café en belle porcelaine (quoiqu’un peu abimée) étaient posées à côté des deux cailloux noir et blanc. En fait, en regardant bien, je me suis aperçu qu’il s’agissait d’une racine d’arbre carbonisée et de son double inversé, dont j’ignore comment l’artiste l’a fait, puisque si ça avait été un moulage, le double n’aurait pas été inversé. La fausse gémellité était le point commun entre les tasses et les racines, ou comment l’homme produit des objets identiques par la machine, et pourtant différents. En dessous, un gros caillou à côté d’une vieille revue toute déformée et recouverte de résine ; dans les deux objets, une forme globulaire apparaissait par contraste (de la résine sombre dans le caillou gris clair, une lentille en verre clair dans la revue marron foncé). Dans la seconde vitrine, sur l’étagère du haut, on pouvait voir un fétiche africain percé de clous, une assiette recollée et deux bouteilles en plastique percées de trous. Je me suis dit qu’il y avait un parallélisme entre le corps de la statuette percé par les clous, et le corps des bouteilles troué, comme si on avait enlevé les clous. Mais ces objets troués font aussi écho à l’œuf d’autruche et à la poupée russe, également troués, qui figurent dans l’étagère d’en dessous. Dans cette étagère figurent de même un chapelet musulman en plastique, des balles de ping pong et un boulier ; outre le caractère géographiquement hétéroclite de l’ensemble, frappe la persistance de la forme ronde et répétée à l’identique. Quant à l’assiette brisée et recollée de l’étagère du haut, j’avoue que je ne trouve pas de rapport avec les autres objets figurant à ses côtés. En revanche, elle entretient une relation évidente avec d’autres objets présents dans l’espace d’exposition : d’abord, évidemment, la caisse de vaisselle cassée ; mais aussi les noix, qui sont elles-mêmes cassées et recollées ; avec la chaise, dont un des pieds a été scié et remplacé par une prothèse de résine ; et avec les nappes et les couvertures, qui montrent des taches, des trous brûlés et des traces de reprisage.

 

LE PERE : Bon, tu as trouvé des points communs entre certains objets des vitrines et de l’installation qui ont l’air de se répondre effectivement. Mais cela n’explique pas la présence du chevreuil, de l’abribus ou du train électrique.

 

LA FILLE : Il suffit de trouver une logique d’association pour relier ces objets. Il est plus facile de raisonner par zones de voisinage. Par exemple, le chevreuil se trouve du côté du tronc d’arbre, de la chaise et du cercle vitré posé au sol, vers lequel il regarde. J’y vois la reconstitution d’une sorte d’environnement naturel, la forêt (avec le tronc qui renvoie aux arbres et le cercle vitré qui peut être compris comme un point d’eau). D’autant que tout à fait à l’opposé se trouve l’armoire traversée par un arbre : une mise en scène sur le mode violent du rapport entre la nature et la culture, peut-être. Le rapport entre le chevreuil et la chaise ? Le chevreuil est le seul objet de l’ensemble qui soit aussi un animal, l’objet le plus proche de l’homme donc. Il semble regarder l’installation. Orientée dans la même direction, la chaise vide attend peut-être le spectateur qui s’assoira dessus, ou du moins, figure le corps du spectateur à travers son assise. Bien sûr cette chaise renvoie à l’autre chaise qui se trouvait à côté de la porte orange et à l’abribus situé dans le prolongement exact de la ligne chaise-chevreuil-porte. La porte, au milieu de cette ligne, pouvait signifier le passage de l’extérieur à l’intérieur, de la culture à la nature, ou le contraire. D’ailleurs d’autres objets pouvaient faire allusion à cette réversibilité : la table percée des deux bulles de verre, identiques, ou le train électrique, qui revient toujours sur lui-même.

LE PERE : Admettons que les rapprochements que tu effectues ne soient pas complètement arbitraires, que l’artiste les ait pensés également. Cela ne me donne toujours pas le sens de ces relations, c’est-à-dire : qu’est-ce que l’artiste a voulu dire avec ses objets troués ou ses objets détruits et recollés ou ses objets réversibles.

 

Un vieux monsieur assis à la table d’à-côté écoute discrètement la conversation entre le père et la fille depuis un bon moment. A ce point, il se lève, se dirige vers eux et leur dit :

 

LE PHILOSOPHE : Excusez mon intrusion dans votre discussion que je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre malgré moi. Mais comme j’en ai saisi qu’elle n’avait pas de caractère intime et qu’elle portait sur une œuvre de l’exposition que je viens, moi aussi, de voir, je me permets de vous demander s’il vous plait d’entendre mon point de vue. Je suis philosophe et j’ai quelque idée sur la question du sens de cette installation.

 

LE PERE : Je vous prie, cher monsieur, nous vous écoutons avec plaisir.

 

LE PHILOSOPHE : Je vous remercie. La jeune fille ici présente a fort bien compris, selon moi, comment fonctionnait cette œuvre (elle rougit). Mais elle est sans doute trop jeune pour en percevoir la signification profonde, tout orientée vers l’avenir qu’elle doit être et sans regard ni considération pour le passé. Vous rappelez-vous son titre ?

 

LA FILLE : Still, a Conversation on Time. Une conversation sur le temps. Still est plus difficile à traduire, cela peut vouloir dire « encore » ou « sans changement ».

 

LE PHILOSOPHE : Exactement. Le temps, un des principaux problèmes de la philosophie. Saint Augustin disait dans ses Confessions que chacun sait en lui-même ce qu’est le temps, mais qu’en donner une définition est très difficile. Quoiqu’il en soit, nous savons quelle forme nous donnons couramment au temps : celle de la ligne, passé-présent-futur. Nous savons également que dans d’autres cultures ou à d’autres époques, le temps a été pensé comme un cercle : c’est le temps cyclique des mythes, l’éternel retour. Or, cette forme circulaire du temps, on la voit représentée dans l’installation. L’anneau de Möbius en plastique, qui est posé dans la première vitrine, en est une figure classique. Le chapelet, que le fidèle égrène au cours de ses prières, en est une autre. Songez également aux deux pelotes de fil placées au milieu des noix : tandis que l’une se déroule, l’autre s’enroule. N’y a-t-il pas plus belle métaphore d’un temps qui se nourrit de lui-même ? Ce raisonnement vaut également pour le sablier en verre, fiché au travers d’une des tables. Et ce train électrique, qui vous trouble tant, cher monsieur, n’est-il pas à nouveau une image de la répétition cyclique ? Il effectue son trajet en formant un 8, comme l’anneau de Möbius ; comme aussi le fil d’or qui traverse les verres à pied de la table près de l’armoire.


Mais j’ajoute immédiatement qu’il existe une autre manière de voir le temps que par ses formes symboliques, la ligne ou le cercle. Une manière dont le philosophe Bergson fut le grand penseur : le temps comme durée dans la conscience. C’est le temps tel qu’il transforme les êtres et les choses. Or, là encore, plusieurs objets renvoyaient au temps comme durée qui s’inscrit dans les choses sous l’espèce de traces. Traces d’usure sur la porte, magnifiée par sa plaque de plexiglas orange, sur la chaise dont on perçoit les multiples repeints – à l’instar d’une peinture plusieurs fois restaurée et décapée – ou sur les draps étendus, dont les taches et les reprises attestent d’une utilisation passée. Traces d’un événement violent, altérant l’objet, comme cette vaisselle irrémédiablement brisée, ou cette assiette recollée, ou encore, cette tasse dont le décor a été brûlé par les flammes, avoisinant cette revue de mode calcinée et figée dans la résine. Mais je ne parle ici que des traces recueillies par l’artiste, en quelque sorte. Il en a lui-même produit d’autres, artificiellement pour ainsi dire : le plateau de la table placée près de la porte et la chaise était creusé de petites cavités, comme de fausses empreintes ; celle, près de l’abribus, était parsemée de traces de bougies – en réalité de fausses traces, puisqu’il s’agit de moulages en résine de dépôts de cire. De fausses traces, on en trouvait dans l’abribus lui-même, sur les parois duquel des petites pastilles de pate à modeler noire et grise, partiellement recouvertes de feuille d’aluminium, avaient la semblance de chewing-gums déposés là par les passants. Vous parliez de « passage », toute à l’heure, de l’intérieur à l’extérieur, de la nature à la culture, symbolisé par la porte orange. J’ajouterais : un passage du passé au présent, de la vie à la mort. Mais ce passage, comme vous l’avez bien souligné, n’est pas irréversible. Le sens profond de cette installation, à mes yeux, n’est donc pas le sentiment inéluctable et nostalgique du temps qui passe, mais au contraire, l’espoir d’un renouveau, le sentiment d’une régénération à partir des ruines du passé.

 

LE PERE : Votre explication est lumineuse, brillante même. Mais je me demande si vous ne surinterprétez pas un peu tout de même cette œuvre qui, s’il est vrai que son titre, Une conversation sur le temps, va dans le sens que vous indiquez, me semble assez peu bavarde. Je ne comprends pas comment des objets peuvent entretenir une conversation, sauf par métaphore, et toujours pas en quoi cela relèverait d’une pratique artistique. Où se situe la création, si l’artiste s’est contenté de mettre en présence des objets ? Certains d’entre eux, certes, semblaient avoir été fabriqués par lui, je ne me rappelle plus très bien lesquels.

 

LA FILLE : Par exemple, l’armoire traversée par l’arbre, le verre sur les parois duquel un galet était collé, ou le tas de cartons traversés par un rayon de lumière, dont nous n’avons pas encore parlé, ou le tronc d’arbre tronçonné…

 

LE PERE : C’est cela. Mais à chaque fois l’artiste a pris un objet existant dont il s’est contenté de modifier la forme, de lui ajouter quelque chose, et ainsi de suite. Il ne crée jamais de forme nouvelle, ce que j’appelle, moi, le véritable travail artistique.

 

LE PHILOSOPHE : Ecoutez, je ne suis pas philosophe de l’art et j’aurais bien du mal à vous répondre sur ce qu’est l’art. Mais j’ai un ami historien de l’art qui pourra peut-être vous donner une réponse satisfaisante. Il habite à Bruxelles, mais je peux le contacter à ce sujet et nous pourrons reprendre cette discussion passionnante en écoutant sa réponse, si vous acceptez de passer la soirée en sa compagnie.

 

Après s’être échangés leurs coordonnées, le père, la fille et le philosophe se séparent. Quelques jours se passent et le philosophe appelle le père, lui proposant de venir dîner chez l’historien de l’art, avec sa fille naturellement. Le soir convenu, le père et la fille retrouvent le philosophe chez l’historien de l’art, dont ils font la connaissance, ainsi que d’une jeune femme élégante qui se présente comme anthropologue. Pendant le repas, qui est excellent, la conversation en vient au sujet de la rencontre.

 

L’HISTORIEN DE L’ART : Notre ami commun m’a expliqué le problème qui vous préoccupe au sujet du travail de Burkard Blümlein. Vous demandez, en résumé, en quoi la conversation – puisque c’est le terme employé par l’artiste – entre des objets achetés dans le commerce relève d’une démarche artistique. Je pense ici que la philosophie est moins utile que l’histoire de l’art pour répondre. Vous connaissez, naturellement, les readymades de Marcel Duchamp.

 

LE PERE : Le Porte-bouteilles, Fontaine, la Roue de Bicyclette… Oui je les connais. Je sais que Duchamp était un provocateur dadaïste qui acquit sa notoriété à coups de scandales…

 

LA FILLE : J’ai lu qu’il exposa ses premiers readymades dans une galerie à New York de manière parfaitement incognito. Non seulement il les avait mis dans le porte-parapluie, à l’entrée de la galerie, et non pas avec les autres œuvres d’art, mais il n’y avait pas de cartel qui les accompagnait et ils ne figuraient pas dans le catalogue de l’exposition. Une œuvre d’art, si elle n’est pas reconnue comme telle par le public, si elle reste invisible, est-elle encore une œuvre d’art ? Cette question, il la reposa de manière plus provocante avec Fontaine, son fameux urinoir signé par l’inconnu R. Mutt et proposé au jury du Salon des Indépendants américains en 1917, qui le refusa. Au-delà de la plaisanterie et du goût pour le déguisement, bien connu de Duchamp, c’est tout à fait sérieusement qu’il s’attaquait à la question du jugement esthétique et à ses limites, le Salon des Indépendants affichant pour devise « No jury, no prize », ce qui signifiait aussi : pas de sélection. Or Fontaine fut la seule œuvre refusée, le jury estimant qu’elle ne pouvait pas être considérée comme une œuvre d’art. L’éminent photographe moderniste Alfred Stieglitz, indigné par cette réaction du jury qui contredisait sa propre devise, prit la défense de R. Mutt et photographia Fontaine, bien qu’ignorant tout de son véritable auteur, et la photo fut publiée dans la petite revue d’avant-garde The Blind man, illustrant un article en défense de l’artiste. La polémique agita quelque temps le milieu de l’avant-garde new-yorkaise, puis, Duchamp devenant une célébrité dans les années 30, et se révélant l’auteur de Fontaine, elle prit une ampleur internationale. Duchamp avait réussi à dénoncer la contradiction du jury du Salon des Indépendants, qui se voulait d’avant-garde mais s’appuyait, au fond, sur une image passée de l’art d’avant-garde ; plus généralement, il montrait le rôle déterminant que joue l’institution dans la sélection de ce que le public peut voir, c’est-à-dire, de ce qui est reconnu ou pas comme œuvre d’art. Il montrait ainsi que « l’art » n’est pas une qualité intrinsèque aux objets, ni une sorte de fluide injecté par l’artiste dans ses objets, mais le résultat plus ou moins arbitraire d’un choix institutionnel.

 

LE PERE : La posture de Duchamp fut révolutionnaire et utile sans doute en son temps, à une époque où introduire un objet tout fait, industriel, dans l’espace artistique, était inédit. Mais aujourd’hui que ce geste s’est banalisé, son effet provocateur ne marche plus. D’où mon indifférence à l’égard de ce genre de démarche.

 

L’HISTORIEN DE L’ART : Si l’intention de Duchamp s’était réduite à de la simple provocation, elle aurait eu, comme vous dites, une portée limitée dans le temps. Les artistes ne sont pas idiots : ils ont bien senti que le readymade n’était pas que de la provocation, mais plutôt un nouveau medium qui s’ajoutait à ceux de la peinture, du bois, de la pierre etc. et qui permettait des idées artistiques nouvelles. Il faut bien prendre en considération que l’usage du readymade chez Duchamp s’explique sur fond d’abandon de la peinture, medium trop attaché selon lui à une certaine esthétique du plaisir visuel, c’est-à-dire au fond à la norme d’un goût majoritaire, limitant les moyens d’expression des artistes. Voilà pourquoi il voulait imposer « l’indifférence visuelle » comme critère de sélection de ses readymades : n’importe quel objet, beau ou laid, fabriqué à la chaîne ou à la main, pouvait devenir un objet d’art, sous certaines conditions. La première est le choix de l’artiste : ce n’est pas pour leur qualité esthétique que Duchamp choisissait ses objets pour en faire des objets d’art, mais pour d’autres raisons : l’évocation du mouvement (Roue de Bicyclette), la possibilité d’un jeu de mots (Peigne et « peindre »), l’aspect anthropomorphe (Fontaine), la connotation érotique (Underwood)…

 

On fait de Duchamp le précurseur de l’art conceptuel à cause de la prétendue dimension arbitraire de ces choix, de l’absence de préoccupation esthétique et de la prédominance du langage. Même si ces traits existent, il faut souligner avant tout le caractère fortuit de ces choix. Autrement dit, Duchamp se laissait aller à l’intuition sensible de sa rencontre avec les objets, qui lui suggéraient des idées, plutôt qu’il n’appliquait ses idées à des objets passifs. D’ailleurs, à propos de l’élection de ses objets, il parlait de « collision » ou de « rendez-vous ». Si le premier terme suggère l’accident, le hasard de la rencontre, et le choc d’une association entre une idée et un objet, le second suggère une relation d’égal à égal, un échange. Duchamp ne s’est pas seulement moqué des institutions en élisant des objets banals au rang d’œuvres d’art, par son seul pouvoir d’artiste : il en a transformé leur nature. De simples objets passifs, d’outils à agir, il en a fait des partenaires. D’ailleurs, dans certains cas, Duchamp a modifié l’objet concrètement, pour accomplir cette métamorphose, soit en leur ajoutant un titre (En prévision du bras cassé), une signature (Fontaine), une photo (Obligation de roulette de Monte-Carlo), de la peinture (Pharmacie), des poils (L.H.O.O.Q.) etc. C’est ce qu’il appelait des « readymades aidés »…

 

L’ANTHROPOLOGUE : Si je puis intervenir, ce que tu dis me rappelle la théorie récente d’un anthropologue de l’art, Alfred Gell. Dans son livre L’Art et ses agents, il explique qu’il faut dépasser l’opposition traditionnelle entre sujet et objet, et qu’il faut penser des relations entre agent et patient : la différence est que l’agent et le patient sont des positions qui peuvent être prises à tour de rôle, selon les relations, alors que sujet et objet sont des catégories qui caractérisent l’essence des êtres et des choses. Ainsi, un être humain peut être agent dans une situation, patient dans une autre ; mais aussi une chose comme une chaise, un ordinateur, ou une œuvre d’art. Si l’on suit ton explication, cela signifie que Duchamp transforme les outils en agents de la relation artistique. D’ailleurs Gell cite Duchamp dans son livre…

 

L’HISTORIEN DE L’ART : Tu apportes là de l’eau à mon moulin. Le choix de l’artiste est donc la première condition qui transforme le simple objet en readymade, c’est-à-dire en œuvre d’art, c’est-à-dire, en « agent », pour reprendre le terme que tu empruntes à cet anthropologue. La seconde condition est la rencontre entre le readymade et le public, car, comme le disait Duchamp, « ce sont les regardeurs qui font les tableaux ». La rencontre peut être manquée, comme avec Fontaine en 1917. Elle peut aussi bien réussir : ce qui ne signifie pas seulement le succès d’une œuvre, son passage à la postérité, mais, avant tout, que le « regardeur » participe à la rencontre, soit lui aussi actif, contribue à l’interprétation de l’œuvre.

 

LA FILLE : Je vois où vous voulez en venir. Blümlein transforme les objets qu’il choisit en « readymades » ou en « readymades aidés ». Il organise le « rendez-vous » avec le spectateur et lui demande une certaine participation, un certain sens de l’herméneutique. Mais comment passe-t-on du « rendez-vous » à la conversation ?

 

L’HISTORIEN DE L’ART : Très bonne question. Là encore, l’histoire nous donne la réponse. Burkard Blümlein est un artiste allemand et, comme tous ceux de sa génération formés dans les années 80, il a été très sensible à l’œuvre et à la personnalité de Joseph Beuys. Moins dans son cas le Beuys performeur ou politique que le sculpteur. Sculpteur qui manie tantôt les matériaux lourds et traditionnels comme le bois, le bronze, tantôt des matériaux souples comme le feutre ou la graisse, qui invente des formes et des objets ou bien produit des readymades, Beuys n’est pas un pur héritier de Duchamp ni un maître pour Blümlein. Néanmoins, Beuys a reconnu sa dette envers Duchamp, bien qu’il ait pris ses distances avec lui. De plus, c’est Beuys qui a introduit l’idée que les choses entraient en « conversation » les unes avec les autres, que les images partageaient un « langage ». Cette idée lui vient d’abord d’une réflexion sur le dessin. Les choses à dessiner, explique-t-il, ne surgissent pas de l’imagination ex nihilo ; ce n’est pas l’artiste qui les fait advenir à l’être. En réalité, les choses viennent se présenter d’elles-mêmes au dessinateur, elles lui imposent son existence. J’ai là un recueil de textes et d’entretiens de Beuys où il l’explique très clairement : « Je ne m’assois [pour dessiner] que si une nécessité existe, si une chose quelconque se déclare. Si rien ne se déclare, alors je ne dessine pas. C’est-à-dire si un objet qui veut se représenter s’affirme quelque part, s’il dit : je veux, je dois être représenté maintenant, parce que c’est nécessaire que je sois représenté, alors c’est là que je me mets à dessiner. » Duchamp disait aussi que c’était moins lui qui choisissait le readymade que le contraire. A cette personnification de la chose qui impose sa présence à l’artiste correspond l’idée que la chose est une « constellation » de forces qui en émanent ou qui la pénètrent, en permanente interaction avec ce qui l’entoure, les autres choses, les êtres vivants. Par le dessin, Beuys entend ainsi non pas fixer les limites visibles des choses, comme dans le dessin classique, mais plutôt déterminer la zone d’influence des forces qui traversent les objets, et les relations qu’ils entretiennent avec les autres. D’où l’idée de conversation, qu’il introduit en 1979 dans un entretien : « Je crois aussi que les choses ont entre elles et les unes avec les autres des liaisons vraiment tout à fait réelles, et qu’elles sont en conversation les unes avec les autres, aussi hétérogènes que soient les choses, et souvent les formes et ce à quoi elles s’adressent. » Cette conception des choses n’est clairement pas moderne, je vous l’accorde. Mais n’oubliez pas que Beuys considérait son rôle d’artiste dans la société analogue à celui des chamanes dans les sociétés animistes.

 

L’ANTHROPOLOGUE : Il n’y a pas à chercher si loin pour trouver de telles formes de raisonnement. Michel Foucault a bien montré, dans Les mots et les choses, que la science européenne à la Renaissance fonctionnait suivant une logique assez proche de celle de Beuys : les choses n’étaient pas fixées dans des catégories d’espèces physiques ou biologiques, ni ne procédaient toutes d’une même source par le processus évolutif, mais elles étaient attirées et repoussées les unes et les autres par des relations de « sympathie » et d’« antipathie », selon leur aspect ou leur appartenance aux quatre éléments primordiaux (la terre, l’air, l’eau, le feu) ou aux quatre qualités qui peuvent affecter tout être (le froid, le chaud, l’humide, le sec). Le scientifique, le médecin, le cuisinier même pouvaient ainsi, en connaissant les degrés de sympathie et d’antipathie entre les choses, comprendre le fonctionnement du monde, soigner les maladies ou préparer les repas sains. A t’entendre, j’ai l’impression que Beuys avait une conception des choses mues par des forces de sympathie et d’antipathie, et ses dessins servaient peut-être à comprendre la direction de ces forces ou à les canaliser.

 

L’HISTORIEN DE L’ART : Ta comparaison avec le médecin de la Renaissance est pertinente, car Beuys, comme le chamane, voulait soigner la société où il vivait. Il disait : « Si on se coupe avec un couteau, c’est le couteau qu’il faut soigner. » Par ce paradoxe il voulait peut-être signifier que les criminels nécessitent plus d’attention que les victimes pour le bien de la société. Mais il exprime par là aussi son intérêt pour les choses matérielles, dont il pensait qu’elles n’étaient pas que des objets inertes, mais aussi des personnes. Une œuvre d’ailleurs fait écho directement à l’aphorisme du couteau : Opération magique (Magische Handlung) de 1959, qui est un couteau de cuisine dont l’extrémité de la lame est enroulée d’un morceau de sparadrap. Mais, au-delà de ce seul exemple, Beuys a montré qu’il était capable de créer les conditions d’une « conversation » entre les choses sans passer par l’étape du dessin, en maniant directement des objets matériels. Au début des années 70, Beuys a commencé une pratique de la sculpture qui n’avait plus à voir avec les techniques traditionnelles du moulage, du modelage ou de la taille, ni même avec l’assemblage, mais qui consistait simplement à « mettre en présence » des choses, soit des sculptures élaborées par lui, soit des objets trouvés, utilisés comme readymades. Ainsi Je veux voir mes montagnes (Voglio vedere le mie montagne) de 1971, installée au Musée d’Eindhoven, recréait-elle une chambre avec des meubles provenant de la maison familiale et de l’ancien atelier de Beuys. Beuys est l’un des artistes à l’origine de la pratique de l’installation, aujourd’hui si répandue – la pièce de Blümlein dans l’exposition que nous avons vue en est un exemple. A une autre échelle, Beuys est l’un des premiers à avoir présenté ses objets ensemble dans des vitrines, et ceci dès 1967, pour une exposition à Mönchengladbach. Disposant de peu de moyens et voulant montrer plus de deux cents objets, Beuys eut recours aux vitrines vides du musée qui se trouvaient dans les réserves. A partir de 1972, il fera construire lui-même ses vitrines, en bois blanc, ouvertes sur un seul côté. Les vitrines comme les installations permettent à Beuys de construire ce qu’un collègue de Paris, Jean-Philippe Antoine, appelle un « plan d’analogie », qui repose sur un « pouvoir sculptural », selon Beuys, à savoir : « La capacité d’établir des analogies entre des objets à l’origine hétéroclites, voire incommensurables, et de les amener à coexister, par une opération reposant sur la perception visuelle, dans un même lieu ou objet. » Ainsi, il faut penser l’installation ou la vitrine (lieu ou objet) comme un « paysage composé » que le spectateur peut parcourir, soit du dedans, dans le cas des installations, soit du dehors, dans le cas des vitrines, mais en guise d’arbres, de prés et de lacs, ce sont des tablettes de chocolat, des machines électriques ou des sculptures en fragments qui en sont les éléments constitutifs. Le regroupement de ces objets de nature et de provenance diverses dans un même espace crée un réseau de circulation des forces qui les traversent, parce qu’on ne les conçoit plus de manière isolée, mais selon l’effet qu’ils produisent mutuellement les uns sur les autres.

 

La sonnette d’entrée interrompt l’historien de l’art, qui se lève pour aller ouvrir. Deux personnes se présentent aux convives, une commissaire d’exposition et son compagnon, un artiste, déjà passablement aviné. L’historien de l’art les invite à la table et à la conversation.

 

L’HISTORIEN DE L’ART : Nous parlions de Burkard Blümlein et de son installation Still, a conversation on time à l’exposition Slow Burn. Je tentais d’expliquer en quoi il devait beaucoup à Joseph Beuys…

 

L’ARTISTE : Je connais bien Burkard. Nous étions ensemble à l’Institut des Hautes Etudes en Arts Plastiques à Paris en 1991-92, dirigé par Pontus Hulten. A cette époque, Burkard se disait assez proche de Sarkis, qui encadrait nos activités. Le travail de Burkard n’a pas la prétention des pièces de Beuys à guérir la société, mais comme Sarkis il cherche à se confronter au passé à travers des objets chargés d’histoire.

 

LA COMMISSAIRE D’EXPOSITION : Tu as raison de souligner l’importance que Blümlein accorde à la mémoire et au passé, historique ou personnel. Dans l’installation pour Slow Burn, par exemple, figurait cette tasse en porcelaine au décor carbonisé par endroits. Elle provient des ruines de Würzburg, sa ville natale, après son bombardement en 1945. Il l’avait déjà montrée dans une exposition dans cette ville, justement, en 2005 si mes souvenirs sont bons. Il avait installé différentes choses sur un plateau sombre, disposé à quelques centimètres du sol, parmi lesquels d’autres figurent aussi dans l’exposition de Tilburg : la vaisselle cassée, les noix et l’assiette recollée, les deux pelotes de fil, la racine calcinée et son reflet, un fétiche à clous… Il y avait aussi beaucoup d’autres objets, plus ou moins détruits et reconstruits, des objets miniatures qui auraient pu figurer dans une vitrine de salon ou sur les étagères d’une chambre, celle de Beuys peut-être… Pour moi cette mise en espace était très forte, on aurait dit que les objets étaient les personnages d’une pièce de théâtre, postés sur une scène et s’adressant au spectateur dans une sorte de « conversation sacrée », à la manière des personnages silencieux des grands retables vénitiens de la Renaissance. Il était évident que le poids de l’Histoire, ici, était le sujet de la conversation.

 

En parlant de Renaissance vénitienne, savez-vous que la sculpture énigmatique de l’exposition de Tilburg, celle avec un cadre octogonal, une plaque rectangulaire et des billes, est une allusion à un tableau de Titien ? La Vanité qui se trouve à l’Altepinakothek de Munich, pour être précis : une jeune fille très belle tenant un grand miroir au cadre octogonal dans lequel des bijoux, des perles – les billes ? – se reflètent. Blümlein avait conçu cette pièce pour une exposition collective où chaque artiste était invité à réagir à un tableau du musée. L’exposition n’eut pas lieu, mais il garda la pièce.

 

D’ailleurs, Blümlein est un adepte des interventions dans les musées d’art ancien ou historiques ; et la façon dont il le fait montre que la problématique de l’histoire est particulièrement importante à ses yeux. D’habitude, que font les artistes quand ils sont invités par des conservateurs de musées d’art ancien à intervenir dans leurs espaces ? Ils intègrent leurs œuvres dans les collections, en dialogue, mais sans rien changer aux collections elles-mêmes ni à leur disposition. Les œuvres des artistes contemporains s’ajoutent à celles-ci et sont souvent marquées par une signalétique différente. L’exposition Pistoletto au Louvre en est encore un exemple tout récent. Mais Blümlein, lui, intervient directement dans les collections et dans leur scénographie. Il brouille les pistes entre l’ancien et le contemporain, il modifie de l’intérieur le dispositif muséographique. Cela a commencé, je crois, en 2007, d’abord au Musée d’art et d’histoire de Montbéliard, puis au château Wittelsbach de Friedberg. Le Musée de Montbéliard est situé dans un ancien hôtel particulier, non loin d’un très beau temple protestant du XVIe siècle. Il accueille des collections d’objets divers provenant de cette époque jusqu’au XIXe siècle, issues des collections privées des familles locales. Le plus souvent, Blümlein est intervenu dans les vitrines mêmes du musée, simplement en ajoutant des objets, qu’il appelle des « invités » : un moulage de son pouce dans une série de sceaux du XVIIe et du XVIIIe siècle, deux figurines en plastique au centre d’une vaste vitrine comportant des coupes et des cruches en métal, ainsi que deux portraits gravés : Luther et sa femme, un papillon au beau milieu de coiffes traditionnelles de femmes du XIXe siècle, ou encore un foulard à pois au sein de foulards à carreaux… A Friedberg, dans le château médiéval des Wittelsbach, remanié à la Renaissance, l’ambiance historique était encore plus sensible, les collections chronologiquement plus étendues aussi, puisqu’elles remontent jusqu’à des vestiges néolithiques. Comme s’il avait pris plus d’assurance par rapport à Montbéliard, il multiplia ses interventions sans pour autant dénaturer le propos didactique de chaque vitrine, créant une sorte d’équilibre, visant à établir des ressemblances entre l’ancien et le neuf, entre le précieux et le ridicule, entre le savant et le populaire. Ainsi un sablier d’enfant en plastique coloré surmontait un mécanisme d’horlogerie complexe et ancien, tout de bois et de métal ; une simple corbeille en osier tressé était placée en dessous de vitrines contenant de magnifiques couronnes de mariées orfévrées ; on retrouvait les deux figurines en plastique sur un petit coffre et sous une vieille balance à plateaux ; une tasse blanche toute simple, ornée d’une vulgaire cuiller à café, trônait au milieu de précieux cadrans solaires de marins ; Blümlein avait aussi dupliqué à la main, en pate à modeler, toute une série d’outils de l’époque romaine (des clés, des couteaux, des anneaux…) ; de façon logique, il avait couplé ses tessons de vaisselle à des restes néolithiques en fragments, et une poterie romaine reconstituée avec un vase en tessons de verre et morceaux de miroir (déjà présent à Würzburg, si ma mémoire est bonne) ; de manière plus inattendue, il avait placé au milieu d’objets du néolithique (pointes de flèche, morceaux de céramique, flutes…) des chapelets hindous et musulmans, deux grilles d’évier et le boulier que vous connaissez déjà. Enfin, il y a deux ans, au musée d’art et d’histoire de Provence, à Grasse, Blümlein choisit une seconde manière d’intervenir dans le musée : cette fois il n’ajouta aucun objet, il se contenta de prélever dans les collections de ce musée, qui se présente comme une maison de maître du XIXe, des cuisines au grand salon, les objets qui l’intéressaient et de les redéployer dans des vitrines qui lui étaient réservées. A l’emplacement originel de chaque objet, il mit un œuf de poule. Les visiteurs pouvaient toujours retrouver l’origine des objets déplacés, privés de leur cartel, comme dans les jeux d’enfants où l’on doit associer une image à un nom.

 

L’HISTORIEN DE L’ART : Tout ce que vous dites me fait penser à l’artiste américain Mark Dion, autre grand spécialiste de l’intervention dans les musées. Dion est un vrai passionné des musées, en particulier des musées d’histoire naturelle et d’ethnographie. Mais c’est aussi un fou d’histoire des sciences et des collections. Pour lui la façon de collecter des documents et de les montrer, qui change selon les époques, n’indique pas seulement les évolutions scientifiques, mais aussi témoigne de la puissance des dispositifs visuels qui imposent au spectateur une certaine forme de savoir, un certain récit scientifique. C’est très net en ce qui concerne les collections des musées d’ethnographie, depuis leur constitution à l’époque coloniale jusqu’à leur redéploiement aujourd’hui, à l’époque des « postcolonial studies ». Mais Dion s’intéresse également aux anciennes muséographies, les cabinets de curiosité des débuts des temps modernes, et aux savoirs qui leur étaient contemporains…

 

L’ANTHROPOLOGUE : Ceux-là mêmes dont je parlais à propos de Michel Foucault, les savants de la Renaissance, Robert Fludd, Athanasius Kircher, Giulio Camillo…

 

L’ARTISTE : Comme toujours, vous autres historiens ou critiques d’art, pour comprendre un artiste, vous le ramenez à ce que vous connaissez déjà. Vous n’arrivez pas à penser la singularité d’une démarche. Pour moi le propos de Burkard n’a pas grand chose à voir avec celui de Mark, qui est un ami, sauf très superficiellement. La grosse différence entre eux deux, je crois, est que Mark est un théoricien qui réfléchit avec des objets, tandis que Burkard est un sculpteur. Or un sculpteur s’intéresse d’abord aux formes et les rapprochements que Burkard fait entre les choses sont d’abord formels. Par exemple, à Grasse, il pouvait associer un biberon d’hôpital en faïence, un tire-lait de nourrice en verre et un coquillage parce que dans les trois cas, un contenant rond se prolongeait en une ouverture fine ; de la même façon, quel rapport entre une étrange flûte qui ressemblait à une saucière à bec verseur, une lampe à huile antique et un crâne humain troué ? Le trou justement. Dans d’autres cas, le rapprochement fait jouer les contraires : à côté d’un plat de service jaune en faïence du XVIIIe, il place une espèce de calebasse marron, à la forme d’une sphère aplatie, servant probablement de gourde : les deux objets ont approximativement le même diamètre, mais l’un est concave et l’autre convexe. Ces rapprochements sont assez simples, mais efficaces, comme c’était aussi le cas dans une très belle exposition à Landshut, dans le cabinet de curiosités du château de Trausnitz l’année dernière. Par exemple, dans une vitrine, à côté d’instruments de mesure en métal du XVIIe ou du XVIIIe siècle, de véritables petits bijoux, comme des tables de calcul astronomiques en forme de disque, il a placé un disque dur démonté, lui aussi circulaire et en métal. Ou bien, il juxtapose deux gros éclats de cristal de roche, qui font partie du cabinet, et un rocher à facettes constitué de fragments de miroir dépoli. Parfois les rapprochements sont assez drôles, comme quand il met un petit crocodile en plastique aux pieds d’un véritable crocodile – élément indispensable des cabinets de curiosité, dans la même position, la gueule ouverte. Parfois ils sont plus mystérieux, comme lorsqu’il dépose une barre de bronze qui ressemble à un os rongé, apparemment faite à partir de branches de bois surmodelées, devant un buisson de corail rouge, comme pour faire ressortir l’étrangeté de cette forme qui tient à la fois de l’animal, du végétal et du minéral. Il y aurait d’innombrables exemples à citer. Prenez l’exposition de Tilburg : il est évident qu’il existe un point commun formel entre l’armoire traversée par un arbre, la table traversée par le sablier de verre ou encore les verres traversés par le fil d’or.

 

Et puis, Burkard fait aussi des citations formelles d’autres œuvres. Par exemple, dans l’exposition de Montbéliard, une vitrine était composée par lui autour de l’idée de mesure. Il avait regroupé divers instruments métriques provenant du musée (des règles, des compas, un sextant, un pied de Montbéliard…) auxquels il avait ajouté trois fils de couleur, scotchés parallèlement mais pas tendus, de même longueur mais prenant forcément des inflexions légèrement différentes : allusion évidente aux trois Stoppages étalons de Duchamp. Ressers-moi à boire s’il te plait.

 

LA COMMISSAIRE D’EXPOSITION : D’ailleurs, c’est amusant, car lui-même se fait citer. En 2007 le duo d’artistes danois-norvégien Elmgreen et Dragset ont monté une pièce de théâtre, Drama Queens, pour une exposition à Münster, qui consistait en une discussion entre chefs-d’œuvre de la sculpture du XXe siècle (un Homme qui marche de Giacometti, un Rabbit de Jeff Koons, une Brillo Box de Warhol…). La différence avec les conversations de Blümlein venait du fait que, chez Elmgreen et Dragset, il s’agissait de sculptures fameuses, qu’elles étaient télécommandées et bougeaient sur le plateau et qu’une voix sonorisée les faisait réellement parler. Malgré tout le rapport est assez flagrant. Il l’est peut-être encore plus avec l’œuvre d’un jeune artiste franco-anglais, Alexandre Singh, qui a opéré une sorte de synthèse entre celui de Blümlein et Drama Queens, dans une pièce qu’il a réalisée en 2010 : The School of Objects Criticized. Comme dans le duo nordique il s’agit d’une conversation avec des voix enregistrées, mais comme chez Blümlein, cette conversation met en scène des objets du quotidien : un grille-pain, un ressort, un baril de lessive, etc. La conversation, au cours d’un diner mondain, tournait au débat entre partisans et ennemis de l’art contemporain. Je donnerai un dernier exemple montrant l’écho contemporain de la pratique de Blümlein. A Montbéliard il avait mis des morceaux de savon plus ou moins utilisés à côté d’un petit parallélépipède de métal poli. Or, toujours à Montbéliard, mais au château des ducs de Wurtemberg, a été organisée l’année dernière une exposition sur l’art contemporain et l’archéologie, Archéologies contemporaines, je crois. Et je me rappelle d’une étagère d’Adrien Missika, un artiste d’une trentaine d’années et qui connaît un beau succès actuel, sur lequel il avait disposé une série de savons utilisés… Le clin d’œil à la vitrine de Blümlein me paraissait clair. Son travail aurait pu figurer dans une exposition de ce genre, tant son œuvre traite des thèmes de l’usure, de la trace, de la mémoire, du temps qui passe sur les choses.

 

L’HISTORIEN DE L’ART : Il me vient en tête à ce propos le nom d’Aby Warburg, dont les liens avec le travail de Blümlein ne sont peut-être pas directs, comme chez d’autres artistes d’aujourd’hui qui citent explicitement le grand historien des images, mais non moins fertiles. Je veux parler de la production du sens par la technique de l’association visuelle, par le rapprochement de plusieurs images, comme Warburg l’a entrepris magistralement dans son Atlas Mnémosyne dans les années 20 – technique très moderne, puisqu’elle était contemporaine des techniques de montage qui se pratiquaient et se théorisaient au cinéma dans ces années-là. Or, ce qui peut nous intéresser ici, c’est que pour Warburg l’Atlas d’images n’était pas qu’un aide-mémoire, mais un moyen de connaissance : les images sur les planches n’étaient pas fixes, elles étaient déplaçables et combinables à volonté, selon les hypothèses et les expériences visuelles que l’historien échafaudait. Bref, Warburg pensait non pas à partir des textes, mais à partir des images. Pour moi qui suis historien de l’art, c’est très perturbant et stimulant comme mode de pensée, car cela se rapproche plus à mes yeux de la démarche d’un artiste. C’est d’ailleurs la thèse de l’exposition que Georges Didi-Huberman a organisé autour de L’Atlas en 2011 (que j’ai vue à Karlsruhe mais qui avait aussi voyagé à Hambourg et à Madrid) : il avait associé Mnémosyne à un vaste ensemble de pièces d’artistes du XXe et du XXIe siècle, qui composaient également des atlas d’images, comme pour montrer que Warburg était le premier d’entre eux – dans les deux sens du terme. Je rajouterais pour finir que Didi-Huberman cite une très belle expression de Warburg pour expliquer sa méthode : il s’agit d’une « iconologie de l’intervalle » (« Ikonologie des Zwischenraums »). Je serais assez tenté pour ma part de voir les conversations de Blümlein comme une telle exploration iconologique de l’intervalle, sauf qu’au lieu de le faire à travers des reproductions photographiques, il s’y livre à travers des objets en volume.

 

L’ARTISTE : Très bien, je reconnais que le rapprochement est pertinent. Tant qu’on en reste à un certain niveau de généralité théorique. Car il ne suffit pas de dire que comme Warburg, Burkard travaille par montage et que comme Warburg, il s’intéresse au passé et à la mémoire. Leur but est différent. Si Warburg a inspiré des artistes, ce dont je ne doute pas, il a quand même édifié son Atlas avec un but scientifique, c’est-à-dire de faire progresser la connaissance de l’humanité. Et c’est là que se manifeste clairement la différence avec la perspective artistique de Burkard. Ses montages d’objets sont avant tout formels. Et s’il fait progresser la connaissance de quelque chose, c’est celle de la pratique de la sculpture. Vous n’avez pas beaucoup parlé jusqu’à maintenant des titres de ses groupements de choses, de ses vitrines et de ses installations. Or ses titres sont très révélateurs de ce qu’il se propose d’examiner à chaque fois. Par exemple, dans l’exposition de Friedberg, vous avez parlé de cette vitrine où il a créé des doubles modelés d’objets de l’époque romaine. Mais vous n’avez pas dit que le titre de la vitrine était : Réinventer le monde chaque jour. Une autre vitrine, où un entonnoir à double goulot reliait symétriquement deux vitrines superposées pleines de fragments de poterie, s’appelait : Expirer des deux côtés. Que nous disent ces titres ? D’abord, ce sont des actions. Ensuite, elles possèdent un double sens. Elles ont un sens littéral, elles décrivent l’intervention de Burkard dans la vitrine comme un commentaire des objets archéologiques. Dans Réinventer le monde chaque jour, il pointe le caractère banal et l’utilité quotidienne des objets exposés, tout en affirmant paradoxalement que rien ne se répète jamais à l’identique dans la vie. Et dans Expirer des deux côtés, il dit simplement, à première vue, que l’objet qu’il a installé sert à faire passer de l’air par les deux cônes et il souligne l’anomalie physiologique ainsi créée (puisqu’un corps est sensé expirer et inspirer alternativement). Mais les deux titres ont aussi un sens métaphorique, qui m’intéresse plus parce qu’à mon avis il porte sur la sculpture même comme pratique. Réinventer le monde chaque jour, n’est-ce pas ce que fait le sculpteur en fabriquant de nouvelles pièces ? Et expirer des deux côtés, n’est-ce pas une façon de faire passer le souffle – c’est-à-dire l’esprit – du sculpteur à la fois du côté du réel et du côté de l’imaginaire ? Et on pourrait continuer ainsi avec toutes les vitrines de cette exposition : Le travail tourne en rond, Gestes avant l’heure etc. Mais Burkard n’a même pas besoin de titre pour faire comprendre son intérêt pour les gestes du sculpteur. A Grasse, les vitrines étaient dépourvues de cartel, et pourtant, leur signification était lumineuse. J’avais été très frappé par la première vitrine, qui ne comportait que cinq objets, dont deux silex paléolithiques posés à côté d’une petite sculpture en bois, d’une figure humaine complètement érodée, sauf les pieds et l’animal à quatre pattes qui l’accompagne. Formellement, les silex et la sculpture ne se ressemblaient pas du tout ; en revanche, gestuellement, on pouvait imaginer la même opération de frappe qui avait permis de tailler les silex et de détruire, petit à petit, la ressemblance de la figure.

 

L’HISTORIEN DE L’ART : Ici je me permets d’introduire une petite précision. La figure dont vous parlez était celle d’un saint – le musée la cataloguait comme « Saint Marc », bien qu’il n’en restât pas grand chose de visible. Mais surtout il me semble que le sens des gestes qui ont contribué à produire le silex et ce reste de sculpture est différent – et c’est de cela, véritablement, dont Blümlein parle à mon avis. Dans le cas du silex, des gestes de taille très précis ont été élaboré dans un ordre certain afin d’aboutir à un objet utilitaire, un silex, dont la beauté est tout entière orientée vers sa finalité pratique – notre amie anthropologue me le confirme de la tête. En revanche, le Saint Marc érodé résulte de deux gestes successifs. Le premier est celui du sculpteur qui a donné forme et vie à la figure, en taillant dans le bois, en la recouvrant de peinture. Son geste était tant dévotionnel qu’artistique, bien que cela ne fût qu’un artiste local. Le second est celui, anonyme, des centaines, peut-être des milliers de fidèles qui sont venus gratter avec leurs ongles la surface sainte de la sculpture, afin d’en recueillir quelque dépôt de sa puissance céleste. Un geste de dégradation, si l’on suit les critères actuels de conservation des œuvres d’art dans les musées ; mais ô combien significatif quant à la charge affective, quant à la portée dévotionnelle, quant à la vie d’une statue si modeste artistiquement. Si l’on se contente de rapprochements formels ou processuels, on manque à coup sûr et la signification profonde des gestes qui ont fabriqué les objets, et le sens de leur rapprochement par Blümlein.

 

L’ARTISTE : Très bien, vous avez peut-être raison dans ce cas précis. Mais que faites-vous alors de toute l’exposition de Burkard à Wiesbaden en 2011 ? Vous ne l’avez pas vue ? C’est fort dommage, car c’était la meilleure exposition de Burkard, selon moi. Son titre est éloquent : Grammatik. Les conversations de Burkard y apparaissaient en effet comme une véritable grammaire des formes et des images produites par ses objets favoris. Là, le sujet de la conversation, c’était la possibilité même d’une conversation entre objets, une analyse systématique de leur langage. C’est-à-dire des choix et des gestes qui président à leur association. Les objets étaient posés sur des étagères blanches, toutes identiques, très sobres. Les associations préférées de Burkard y étaient toutes présentes, celles qui reviennent de façon récurrentes dans ses installations. Mais elles étaient comme réduites à l’essentiel. Par exemple le boulier et la poupée russe trouée : outre l’accord de couleurs (vert et beige) des deux objets, c’était le geste de poser de manière irrégulière des pastilles sur une surface qui les liait – les trous de la poupée étant assimilés aux rondelles du boulier. L’étagère suivante apportait comme une variation sur la précédente : un œuf troué (mais de façon régulière), puis les six balles de ping pong dans leur étui de plastique, puis le chapelet musulman poursuivaient l’idée d’une forme occupée par la répétition de pastilles identiques ; sauf qu’ici, les pastilles ou billes ou trous remplissaient tout l’espace disponible si bien qu’ils constituaient la forme elle-même. Plus loin, les noix cassées et recollées : deux gestes, le second n’annulant pas le premier puisque les traces de cassure restent apparentes. Sur deux autres étagères, deux pelotes de fils blancs semblables mais associées à des objets différents : dans un cas, une boule noire craquelée de même circonférence (ici c’est le contraste positif/négatif qui prévaut) ; dans l’autre, un verre transparent sur la paroi duquel sont gravés des méandres (là, c’est l’idée d’entrelacs qui domine). Chaque geste était ainsi souligné et chaque forme analysée. Recouvrir, percer, frotter, faire une empreinte, tenir en équilibre, briser, brûler, figer… En fait, à bien y réfléchir, ces gestes qui constituent les sculptures de Burkard sont très communs, ce sont des gestes de la vie de tous les jours. Et voilà la grande leçon du professeur Burkard : la sculpture n’est pas une activité extraordinaire, le sculpteur n’est pas celui qui accomplit des gestes inouïs. Chacun sculpte son quotidien.

 

LE PERE : Allons bon. Je serai sculpteur sans le savoir ? Je n’ai pas l’impression que quand je casse un œuf dans une poêle pour le faire cuire, je fasse de la sculpture.

 

L’HISTORIEN DE L’ART : Et pourquoi pas ? Il y a sans doute un art de casser les œufs – déjà, sans que le jaune se casse lui aussi. Se tournant vers l’artiste. Cela dit, si tout le monde est sculpteur, tout le monde n’est pas Burkard Blümlein ; et je dirais que dans la manière qu’il a d’accomplir ces gestes élémentaires, de les appliquer à des objets qui parfois ne s’y prêtent pas de manière évidente, parfois en détournant même leur fonction ou leur usage, il n’est pas seulement sculpteur : il est artiste et c’est en cela qu’il est singulier. Par exemple, cette manière un peu didactique qu’il a de déployer la grammaire des objets à travers des étagères à objets ne ressemble pas du tout à ce que fait Haim Steinbach avec ses propres étagères-sculptures. Steinbach part du support, de l’étagère, qu’il construit sur mesure, comme une véritable sculpture, une pièce unique, et ensuite il trouve les objets qui lui conviendront. Il paraît que l’idée lui en serait venue à la demande d’amis collectionneurs qui possédaient des objets, mais rien pour les montrer convenablement. Dans ce sens, le travail de Steinbach est beaucoup plus décoratif. Les conversations de Blümlein parlent de quelque chose, elles ont toujours un contenu, elles n’offrent pas qu’un jeu formel ou ornemental.

 

LA COMMISSAIRE D’EXPOSITION : Les supports sont malgré tout importants chez Blümlein, peut-être pas autant que chez Steinbach, mais tout de même. Si Steinbach est l’artiste des étagères, Blümlein est sans conteste celui des tables. A Tilburg, quatre tables (si on compte le plateau sur tréteaux). A Munich l’an dernier, cinq tables, dont celle avec le sablier de verre, mais aussi quatre autres différentes : en particulier l’une en bois, dont un pied était coupé, et qui tenait en équilibre grâce à une grosse pierre placée à l’autre bout du plateau – la menace de l’effondrement étant signifiée par un mince verre placé juste au-dessus du pied manquant. Dans ces cas, le support – la table – fait tout autant partie de la sculpture que les choses placées dessus. Blümlein m’a même dit un jour qu’il a eu l’idée des conversations à partir des « conversations de table ». Je visitais son atelier et il était justement en train de travailler à des tables. Sur l’une d’entre elles, il avait reproduit en l’agrandissant une gravure de Wols, qu’il faisait dialoguer avec deux vases à motifs abstraits de la même époque. Il m’avait dit alors que ce travail était le fruit d’une réflexion sur l’évolution décorative de l’abstraction, sa dégradation en quelque sorte dans la décoration. Il m’avait montré également des images de sa première exposition de conversation, que j’avais malheureusement manquée. C’était au couvent de la Tourette, le chef-d’œuvre de Le Corbusier, qui accueille quelquefois des expositions. Blümlein s’était installé dans le réfectoire, il avait choisi cinq tables dans le mobilier monastique et avait installé dessus certains de ses objets favoris : les savons et le parallélipipède d’aluminium, les deux pelotes de fil, les noix cassées-recollées, et d’autres plus spécifiques, comme un livre de la bibliothèque du couvent. On était en 2002 et les objets ne dialoguaient pas encore vraiment ensemble. Cependant les éléments essentiels de la grammaire, comme tu dis, y étaient déjà.

 

LE PHILOSOPHE : « Essentiel ». Voilà un mot que j’aime bien. Il a été employé plusieurs fois depuis toute à l’heure et il convient très bien, j’ai l’impression, au travail de Blümlein. De même quand vous dites qu’il s’oppose au principe décoratif qui domine chez cet autre artiste dont vous avez parlé, Steinbach. La décoration, n’est-ce pas le contraire de l’essentiel ? Mais j’irai même plus loin. Je dirai que l’art de Blümlein est « spirituel » – non pas qu’il fasse de l’esprit, au sens mondain, parisien du terme – mais bien au sens religieux. Et que sa première conversation se soit déroulée au couvent de la Tourette n’est sans doute pas un hasard.

 

LA COMMISSAIRE D’EXPOSITION : Savez-vous que quand il était encore étudiant, aux beaux-arts de Karlsruhe, au début des années 80, il fit un séjour de plusieurs mois dans un monastère bénédiction à Montréal ? Cela confirme assez bien votre idée.

 

LE PHILOSOPHE : Je ne le savais pas mais je suis ravi de l’apprendre. En vous écoutant parler et en regardant les images de ses expositions, un mot me venait à l’esprit en effet : « ascétisme ». Ne pas s’encombrer de l’inutile, ne pas chercher les effets spectaculaires dans le gigantisme des dimensions ou dans le luxe des matériaux, aller droit à l’essentiel, voilà les traits de l’ascétisme commun aux moines et aux artistes comme Blümlein – pensez à l’esthétique cistercienne et au livre si sensible que Georges Duby, le grand historien médiéviste français, écrivit dessus autrefois : une esthétique de la nudité de la pierre et de la transparence de la lumière. La lumière est très importante chez Blümlein, c’est un matériau avec lequel il sculpte, comme le bois ou le métal. Je le vois à sa prédilection pour le verre, qui laisse passer évidemment la lumière. Mais aussi à une pièce présente à Tilburg, qui date de quelques années : un amoncellement de cartons troués en un point de telle sorte qu’un faisceau de lumière passe à travers chacun des trous, sans interruption. J’y vois une métaphore du désordre du monde – les cartons, symboles des marchandises nomades, de ce qui passe et change, de l’incertain – et d’un ordre supérieur et spirituel – la lumière en ligne droite. J’ai en tête d’ailleurs certaines Annonciations de la Renaissance où le peintre trace un rayon de lumière divine à travers le tableau et les objets et qui parvient sans dévier jusqu’à la Vierge Marie. En outre, cet ascétisme, il se manifeste à mes yeux dans cette patience extrême de Blümlein à effectuer des gestes répétitifs et minimaux comme recoller des noix cassées ou des assiettes ou percer de dizaines de trous une poupée russe ou un œuf d’autruche, ou dans sa prédilection pour les chapelets. Quand le geste devient mécanique à force d’être répété, alors on quitte le domaine de l’art et de l’expression du moi pour entrer dans celui de la déprise du moi ; alors, soit on tombe dans l’abrutissement du travail à la chaîne, soit on s’élève jusqu’à l’extase des mystiques et l’éveil bouddhiste. La vanité de ces gestes absurdes devient la vanité de tout travail matériel, voué forcément à l’oubli. N’oublions pas non plus que Blümlein est un passionné du temps : le temps mythique, destructeur et créateur, mais aussi le temps automatique des machines, si fréquentes dans tout son œuvre, et qui lui fournissent le modèle de la vision inexpressive du travail qu’il cherche à produire.

 

L’ANTHROPOLOGUE : Je ne suis pas si sûr que vous que l’interprétation chrétienne suffise à expliquer l’art de Blümlein. Après tout, il s’agit dans ses conversations de faire parler des objets, comme des êtres humains – ce qui relève plus de l’animisme que du naturalisme chrétien. Un autre indice qui me fait penser que l’arrière-fond « magique » n’est pas anodin chez Blümlein est l’omniprésence du double. Presque tous les objets qu’il fait sont jumeaux ou dédoublés, réversibles ou en miroir. J’irais même jusqu’à dire que pour lui, faire de la sculpture, c’est produire un double. Or, cela nous renvoie aux racines anthropologiques de l’image. Je ne parle pas simplement de l’homme créé à l’image de Dieu, dans le mythe judaïque, mais de l’idée largement attestée dans le bassin méditerranéen que l’image est un double du mort, un fantôme qui lui survit, la matérialisation de son âme immortelle. Les anciens Grecs appelaient « colossos » un tel double sculpté, qui servait à capter l’âme errante, « psychè », du mort, sans chercher à produire une quelconque ressemblance. Mais les doubles envahissent aussi la nuit des rêveurs, comme Achille rêvant de Patrocle, et peuvent même prendre la place des vivants, comme dans l’histoire de Sosie raconté par Plaute : ce serviteur du roi Amphitryon dont l’apparence est usurpée par le dieu Mercure afin de démasquer Jupiter, qui se fait lui-même passer pour Amphitryon. Les Egyptiens du Premier Empire enterraient leurs morts prestigieux dans des mastabas et scellaient la chambre funéraire où résidait la momie. Devant l’entrée, ils plaçaient un double du mort, une statue à son image, devant laquelle les vivants faisaient leurs offrandes et leurs rituels, comme s’il s’agissait du défunt lui-même revenu à la vie. Plus universellement, les jumeaux font l’objet de toutes les croyances. Ils sont dans les mythologies indo-européennes à l’origine de nombreuses dynasties ; ils sont réputés posséder un pouvoir spécial, qui inquiète les humains « normaux ». Il existerait un lien mystérieux entre deux jumeaux, un lien « télépathique », qui relève en fait de ce que James Frazer appelait la « magie sympathique » : deux êtres se ressemblant sont reliés si bien que si l’on affecte l’un, l’autre se voit affecté également. Freud en parle dans L’Inquiétante étrangeté : pour lui, la catégorie du double correspond d’abord au « narcissisme primaire » des enfants et des primitifs, qui projettent sur autrui leur propre image, incapables qu’ils seraient de distinguer le moi et le ça, le désir et le réel. Mais le double survit au stade « adulte » ou « civilisé » du développement, dans les névroses ou l’art (qui est la forme esthétisée de la névrose). Alors se produit le sentiment d’« inquiétante étrangeté », comme dans cette anecdote fameuse où Freud raconte qu’il était dans un compartiment de train et qu’il vit tout d’un coup surgir un monsieur dans son compartiment, brisant son intimité. Il se rendit compte rapidement qu’il s’agissait de lui-même, vu dans un miroir qui lui avait échappé. Voir surgir son double est inquiétant parce que, dit Freud, c’est notre arrière-fond primitif ou enfantin qui ressurgit avec lui. En somme, il y a une inquiétante étrangeté dans les objets doubles de Blümlein. Vous savez que l’inquiétante étrangeté a également un rapport avec la familiarité, le foyer. Sans faire de psychanalyse appliquée de bas étage, je dirais que son travail consiste à montrer l’étrangeté d’objets familiers : non pas simplement en les montrant comme des sculptures, à la façon de Duchamp ; bien plus, en les montrant comme des objets puissants. Ce qui est évident avec le fétiche à clous et moins peut-être avec les noix recollées ou le crocodile en plastique ; mais c’est ce qui détermine, à mon avis, toute la logique de ses installations, et qui permet que ces objets entrent effectivement en conversation. Je suis moins sensible par exemple, contrairement à vous (elle s’adresse alors à l’artiste) aux présentations dépouillées et didactiques, comme l’exposition Grammatik, qu’à celles où l’accumulation des objets produit certes de la confusion, mais aussi, une plus grande impression de force, de vitalité, comme la première exposition de Landshut.

 

LA FILLE (impressionnée par la verve et la belle apparence de l’artiste) : A propos de doubles, je pose cette question à tout le monde : savez-vous comment Blümlein a réalisé ce double inversé blanc de la racine carbonisée noire qu’on voyait dans une des vitrines de l’exposition de Tilburg ? Et comment a-t-il réussi à coller un galet en travers du verre ?

 

L’ARTISTE : Il a scanné l’objet en 3-D, a inversé l’image sur ordinateur et l’a reproduit grâce à une imprimante 3-D. Auparavant il présentait une version simplement modelée en terre, qui était la reproduction approximative en reflet de l’original. Cette inversion en miroir d’un objet va bien dans le sens du double étrange dont vous parlez. Quant au verre avec le galet, en fait c’est un faux ; plus exactement, de la poudre de pierre moulée d’après une forme en terre, puis collée sur le verre.

 

LE PERE (qui est tombé sous le charme de la femme anthropologue) : Voilà une explication qui me plaît. Car je n’ai pas besoin de m’y connaître en art contemporain pour comprendre. Ce que vous dites touche à des problèmes universels ; on a tous fait l’expérience de l’inquiétante étrangeté. J’avais remarqué moi aussi la prégnance des objets doubles chez cet artiste, mais j’y avais vu au départ, je dois le reconnaître, un simple manque d’imagination. En les regardant de nouveau, après vous avoir écouté, je suis beaucoup plus attentif à leur étrangeté, ce qui touche en moi des régions profondes de ma sensibilité.

 

L’HISTORIEN DE L’ART : J’irai dans votre sens, en rajoutant – vous m’en excuserez parce que ce n’est pas de l’art contemporain – une référence. Léonard de Vinci disait : « Tout peintre se peint soi-même ». Il voulait signifier par là que chaque artiste projette sa personnalité, ce qu’il aime, dans ses œuvres. Autrement dit, les œuvres sont des doubles de l’artiste. On voit très bien comment cette idée fonctionne de pair avec celle de « style » – le style étant ce trait d’union formel et mystérieux qui relie l’artiste à son œuvre. Mais chez Blümlein, qui évite le style et l’expressivité, la formule de Léonard apparaît moins opératoire. A moins de comprendre que Blümlein agit avec ses objets comme un romancier avec ses personnages : chacun d’entre eux représente un aspect de la personnalité fragmentée de l’auteur. Mikhail Bakhtine parlait de l’« écriture polyphonique » du roman moderne. Je crois qu’on pourrait bien parler, à propos des conversations de Blümlein, d’une « sculpture polyphonique ».

 

Mais je vois que l’heure tourne et qu’il se fait tard. (Au père) : Monsieur, êtes-vous convaincu à présent de l’intérêt artistique du travail de Burkard Blümlein ? (A la fille) : Et vous, mademoiselle, cette conversation vous a-t-elle permis d’en savoir plus ?

 

LE PERE (qui a échangé avec l’anthropologue leur numéro de téléphone) : Oui, certainement. Et j’ai découvert également que l’approche anthropologique de l’art pouvait être passionnante.

 

LA FILLE : Cette conversation m’a passionnée. Je veux devenir artiste.

 

© Thomas Golsenne